Depuis plusieurs années, j'échange avec mon ami Jean-Noël Tremblay, de même qu'avec Denys Larose et Normand Chatigny, sur divers enjeux de notre société québécoise. Récemment, Jean-Noël Tremblay a rédigé un texte de fond sur la pandémie qui s'est abattue sur le monde. Avec sa permission, je suis très heureux de lui offrir l'hospitalité de mon blogue.
Jean-Noël Tremblay possède un M.B.A de l'Université Laval et un doctorat en
management de H.E.C. Montréal. Il est aussi anthropologue. Aujourd'hui retraité, il a été successivement directeur général du Cégep de Sainte-Foy et du Campus Notre-Dame-de-Foy, à Québec. Il nous offre une riche réflexion sur la pandémie du COVID-19 dont on espère tous qu'elle prendra fin le plus tôt possible.
***
LA « BILANDÉMIE »
Par
Jean-Noël Tremblay
Vous ne trouverez rien de lexical dans le
mot « bilandémie ». Ce néologisme signifie essentiellement deux
choses. D’abord, cette multitude de bilans que nous produisons et produirons encore
après la pandémie. Et puis, d’appeler « bilans » toutes ces
recommandations ou solutions lesquelles ne remettent jamais en question la
vraie nature des problèmes récurrents d’efficacité du système de santé, ni des
problèmes bureaucratiques générés dans l’ensemble de la Fonction publique est,
pour le moins, exagéré.
L’entente à l’amiable de 5,5 millions entre
les résidents et la direction du CHSLD Herron nous en offre un bel exemple.
Dans la Presse canadienne, on peut lire ceci. « Me Arthur Wechsler, avocat
représentant les plaignants de l’action collective, a indiqué que
l’entente avait été conclue sans reconnaissance de responsabilité de la part
des défendeurs ou de leur compagnie d’assurance, qui a accepté de fournir une
indemnisation. La somme sera partagée entre la succession des résidents qui
sont morts pendant la première vague, les conjoints ou les enfants des défunts
ainsi que les résidents qui étaient présents pendant la première vague et qui ont
survécu. » Pour leur part les avocats au dossier toucheront 25% du 5,5
millions prévus à l’entente.
Dans ce cas-là, tout se règle sans se
soucier de ce qui se passe vraiment sur le terrain. L’objet du débat
n’apparaît pas de savoir si la fragilité du réseau des CHSLD (privé,
semi-privé) ou même des services publics peut s’occuper des personnes âgées, ni
de reconnaître à qui profite cette forme de gestion : l’entreprise ou les
personnes âgées. Il s’agit de clore le débat.
Et
puis, à force de nommer les problèmes, bilan par bilan, en mode d’analyse de « cause-effet », de pouvoir
expliquer de cette façon les raisons du dysfonctionnement en santé durant la
pandémie, on risque fort de niveler une grande part de la réalité, ayant perdu
de cette façon la vue d’ensemble des opérations.
« Notre dispositif d’écriture prend part
à la formation de notre pensée », écrivait Nietzsche, en 1882, se référant
à l’invention de la machine à écrire. Plus tard, Macluhan attestera cette idée
que « le médium fait le message » en se référant aux moyens de
communication audiovisuels modernes (télévision, radio, etc.). On retrouve là
l’idéologie ou le crédo selon lequel le « bien-être » humain est confondu
avec le « bien-être » de l’organisation. Le contenu de l’activité
humaine dans les organisations ne se jauge plus qu’à la mesure des indicateurs
de santé. Ainsi, les fameuses notions de productivité, de performance et
d’efficience sont-elles promues au rang des vertus humaines.
Par ailleurs, au moment où le quotidien
explose et la démocratie est en deuil depuis plus d’un an, le besoin d’un vrai
bilan s’impose. Plusieurs enquêtes sont en route pour déterminer qui sont les
responsables de dérapages aussi cruels qu’abandonner littéralement des
centaines et des centaines de personnes âgées dans les CHSLD. Et cela sans
compter les morts parmi le personnel soignant. Le bilan de chacune d’elle ne
soulèvera pas nécessairement le besoin d’établir la responsabilité et/ou
l’imputabilité des gestionnaires eux-mêmes. Nous l’avons déjà souligné dans un
article,
la fonction publique, et plus précisément dans l’organisation du système de
santé au Québec « l’objet de la gestion n’est plus concrètement le
personnel à la base des opérations ni même la clientèle à desservir, mais les
systèmes eux-mêmes ».
Cependant, plusieurs employés et
gestionnaires d’expérience ont souligné l’accroissement important de la
lourdeur de la gestion sur le terrain. L’un d’eux affirme : « Il y a
35 ans, j’avais une gestionnaire directe qui s’occupait de tout ce qui devait
être fait au niveau du département et une coordonnatrice qui gérait le côté
technique-pratique sur le plancher. Depuis 15-20 ans, les processus et les
procédures sont apparus, créant la « nécessité d’ajouter tout plein de
gestionnaires qui, à leur tour, ont créé d’autres processus et procédures ».
Et avec cette multiplication de gestionnaires, l’employé sur le plancher est
bien peu considéré.
La « bilandémie » nous a révélé
des « choses » sur l’organisation de la « fonction
publique », et également sur la gestion du système de santé.
Premièrement, elle a permis de réaliser ce
que le spécialiste en management Henry Mintzberg appelle « les sciences de
l’artificiel ». C’est-à-dire que la centralisation du système de santé se
contente de jouer sur les leviers de la division du travail, les mécanismes de
coordination, le flux du personnel comme celui des usagers, les liens
d’autorité et le processus de décisions et les procédures qui en dépendent. Puis
ajuster la circulation de l’information afin de répondre aux exigences des
nouvelles structures centralisées du système de santé. Rien cependant ne
prévoit les bouleversements que ces changements vont avoir sur le terrain des
opérations, ni pour le personnel, ni pour les patients.
Deuxièmement, dans une telle opération il
est impératif de prendre en charge le discours technico- juridique qui impose
ses règles grammaticales. Dans ce contexte, le droit favorisant le contenu des
faits et imposant le sens des mots, la réalité sera alors selon le contexte
d’une bataille juridique. La socioanthropologue Agnès Vandevelde-Rougale dans
son livre La novlangue managériale
analyse comment le management moderne participe au corsetage des imaginaires,
au façonnage des univers symboliques et à l’écrasement des intelligences.
Troisièmement. Cette lourdeur dans la prise
de décision au niveau des opérations vient bien avant la pandémie. Mais elle a
cependant mis en lumière ce qui forme le canevas des difficultés rencontrées
par les gestionnaires et les employés sur le terrain. Le dédoublement des
responsabilités des gestionnaires; l’absence chronique de délégation réelle des
pouvoirs; l’habitude des gestionnaires, en lien avec la formation reçue en
management, de toujours aborder les différents dossiers et problèmes de
l’organisation d’un point de vue analytique délaissant l’approche synthétique
laquelle est pourtant l’essence même du management. Le rôle des agences privées
de placement du personnel dans la gestion de la pandémie représente « un
vecteur important de propagation chez une population dont une bonne partie est
extrêmement vulnérable aux effets du virus ».
Plus largement encore, concernant le réseau de la santé, il faut s’interroger
sur la lourdeur bureaucratique paralysant la Fonction publique.
Une expérience traumatisante
En mars 2020, quand la COVID-19 arrive, le
quotidien explose
. Depuis, nous vivons dans une société séquestrée. En
définitive, la vie sociale sous toutes ses formes dépend de directives émises
par le premier ministre du Québec. Chaque semaine, celui-ci au nom de la
« Santé publique » détermine les conditions de vie de l’ensemble des
citoyens.
Des emplois sont perdus, des
commerces ferment, les écoles ferment, puis ouvrent, idem pour la restauration,
les gyms, les sports d’équipe et tout ce qui existe ou pas selon les
directives. Celles-ci varient d’une région à l’autre. La couleur de la zone où
vous habitez détermine vos heures de sortie le soir : par exemple le
couvre-feu en zone rouge est à 20 h, en zone orange 21 h 30.
Tout est pensé et pesé à partir de
scénarios établis par les scientifiques de la Santé publique afin de garder le
contrôle sur la pandémie. Mais en définitive ces scénarios seront retenus (ou
non) selon l’estimation de la portée politique de telles décisions. Or depuis,
la pandémie continue, le confinement laissant cette impression que nous vivons
en attendant la levée du jour. Chez nous et dans le monde, combien de morts
hier, combien d’éclosions, combien ont été hospitalisés, etc., etc.
Déjà les bilans de toutes sortes saturent
le marché. L’immanence des statistiques (ou des sondages) pour parler d’un
pays, d’une région, d’un système de gestion en santé, d’une catégorie de
personnes, des personnes elles-mêmes est devenue une pratique incontournable.
Notamment dans les médias, particulièrement ceux qui cherchent davantage
l’effet viral que de livrer l’information. Les bilans construits sur cette base
façonnent un matériau, qu’autrement on appellerait un humain, réduit à des
chiffres et des équations utiles pour ajuster par exemple les programmes des
partis politiques.
Trop de bilans s’appuient sur la chicane et
les scénarios catastrophes. C’est plus payant que de chercher la nature de
cette pandémie. Maintenir le suspense et provoquer l’émotion dans la population
sont devenus une nécessité économique à l’ère de l’information continue.
Alors il nous faut chercher ailleurs afin
de mieux comprendre la nature de la vie sous la menace de la COVID-19. Il ne
s’agit plus de mesurer, ni d’expliquer, mais de comprendre ! Sans
prévenir, l’épidémie de la COVID-19 a franchi la porte de tous les pays. Ce que
nous avons vécu chez nous, les citoyens de tous les continents l’ont également
vécu. Du coup, le récit de la vie privée
et publique n’a plus de sens et, au nom du bien commun, les nations sont encore
obligées de jeter leur dévolu sur des scénarios catastrophes.
Pourquoi TINTIN, l’œuvre d’Hergé, vient comme
référence et support à nos propos.
Dans la revue Philosophie magazine,
intitulée Tintin et le trésor de la philosophie
on fait cette première constatation philosophique à l’histoire revisitée
des vingt-quatre aventures de Tintin couvrant la période de 1930 à 1986. En
fait, peu importe les événements, les aventures, les expériences vécues, « Tous
les chemins mènent à l’homme ». Et ce qu’on peut en tirer s’apparente
davantage à un petit traité de métaphysique, de morale et/ou du politique. Ce
qui nous éloigne de ce désir médiatique qui est de tenter d’établir cette
longue liste de solutions issue de la « bilandémie ».
De fait nous constatons depuis un an avec
la pandémie, ici comme ailleurs dans le monde, que « Tous les
chemins mènent à l’homme ». Car au-delà des prescriptions
continuellement répétées à l’ensemble de la population de « porter le
masque, de maintenir toujours une distance de deux mètres entre individus et de
se laver régulièrement les mains », les événements observés, mais
également vécus durant toute la pandémie concernent plutôt la morale et les
sciences humaines basées sur les mœurs de notre époque.
La pandémie, comme un miroir, nous a ouvert
les yeux sur un monde qui est en fait le nôtre. Revoir notre monde, nos modes
de vie, nos mœurs, nos pratiques, nos façons de penser lesquelles a été le
socle de nos sociétés depuis près d’un siècle. À peine une année a suffi pour
que les rouages, les processus et les dimensions de la vie sociale se révèlent.
Le défi cependant, reste de pouvoir se dire ce que nous n’arrivons pas à nous
dire pour comprendre collectivement l’impact de cette pandémie.
Avec au compteur plus de 10,500 morts au
Québec, des questions essentielles sur l’éthique scientifique et professionnelle
se posent : le juste et l’injuste pour maintenir un minimum de qualité de
vie, le vrai et le faux véhiculés dans les médias, la capacité et la compétence
des gestionnaires sur le terrain, le respect ou non des personnes plus
précisément dans les établissements de santé.
Et c’est en réexaminant les aventures de
Tintin qu’anthropologues et philosophes de la revue ont jeté la lumière sur les
fondements métaphysique, éthique et politique de notre société. Avec la
pandémie, l’immanence d’un vécu collectif apparaît tout à coup. Notre vécu est cruellement
projeté par la pandémie, où la primauté économique prend le pas sur l’éthique
dans la majorité des décisions étatiques, et où la politique s’enlise dans les
difficultés insurmontables liées aux problèmes bureaucratiques dont la
fragilité de notre système de santé fournit un bon exemple.
Un vécu qui, soudainement, apparaît comme
une métaphore du Québec de demain.
Aussi avec l’aide de Tintin nous avons
voulu déposer un bilan pour demain.
Dans la Revue, le philosophe Jean-Luc
Marion « voit dans les aventures du reporter (Tintin) un dépassement progressif
de la division entre les hommes, les cultures, les identités jusqu’à aboutir à
une universalité de l’éthique ». L’œuvre d’Hergé non seulement nous fait découvrir
le XXe siècle, mais elle nous donne à l’avance les concepts et les thèmes
philosophiques pour refaire notre histoire.
Ainsi « faire le tour de
l’homme » depuis la pandémie signifie jeter un regard sur : le rôle
du capitalisme, la notion de propriété, la division des hommes selon l’âge, la
nature des problèmes de santé, l’idéologie du management moderne, le rôle de la
science, de la religion, de la volonté, de la dignité, s’exposer au dilemme
moral, à la peur, la corruption, la manipulation, la communication,
l’information, la loyauté, la promesse, la confiance. Et du point de vue
géopolitique, peser l’exercice du pouvoir, la domination, le courage ou la
sujétion.
Voyons voir parmi ces thèmes ceux qui ont balisé
notre façon de voir la vie en temps de pandémie et surtout de la vivre.
1-
La
mise en scène du pouvoir de l’Agence de santé publique du Canada. L’idéologie
du management l’emporte.
« Voilà
plusieurs décennies que les épidémiologistes annoncent une pandémie. Mais
contrairement aux tremblements de terre auxquels se sont préparés la Californie
ou le Japon, les démocraties occidentales se sont réveillées hébétées par la COVID-19 ».
Josée Legault,
en référence, au rapport récent de la vérificatrice générale du Canada Karen
Hogan, parle du fouillis qui régnait à Ottawa au début de la crise sanitaire
concernant les voyageurs à l’étranger, sous la responsabilité de l’Agence de
santé publique du Canada (ASPC) : l’absence d’alerte de santé publique, l’utilisation
d’outils technologiques désuets, collecte et partage déficients d’informations.
Par conséquent un suivi ultra laxiste des voyageurs.
Le journaliste Alec Castonguay rapporte,
dans Le printemps le plus long,
que « la douzaine de spécialistes canadiens en détection précoce des maladies
contagieuses qui forment l’équipe du Réseau mondial d’information en santé
publique (RMISP) n’ont détecté aucun indice de ce qui se tramait, depuis des
jours, voir des semaines, au Wuhan.
Le RMISP créé en 1990, avait, avec le temps,
développé une grande efficacité, étant la source principale d’alertes précoces sur
les maladies infectieuses pour 85 pays dans le monde. Mais « une partie de
bras de fer entre les scientifiques et l’Agence de la santé publique du Canada »
a tout compromis. « Les médecins et épidémiologistes du RMISP se font
assigner des tâches supplémentaires…ils doivent s’occuper de certains
phénomènes en santé publique, comme le vapotage chez les jeunes ou les maladies
transmises sexuellement. Les scientifiques ne peuvent plus émettre
d’alerte internationale sans que plusieurs cadres de l’Agence de santé publique
du Canada approuvent la notification à l’avance ». « Le matin du 31 décembre
2019, les épidémiologistes du RMISP n’ont pas eu la permission de leurs
supérieurs d’émettre une alerte mondiale. Et c’est le 9 janvier 2020 seulement
que l’Agence de la santé publique publie un avis destiné aux médecins et aux
experts en santé publique du pays. Évidemment, le virus circulait déjà
probablement depuis des semaines.
Castonguay pose alors cette question
inquiétante : « Pourquoi l’unité d’élite canadienne en détection des
nouvelles maladies infectieuses était-elle en panne au moment où la planète en
avait le plus besoin en 100 ans? » La réponse semble évidente. Ce que nous
avons comme information du comportement de l’Agence de santé Canada »
indique qu’il s’agit bien d’un rapport de force idéologique entre
fonctionnaires et spécialistes en santé publique.
Juste avant la COVID-19, le Canada
possédait l’un des meilleurs réseaux d’alerte au monde pour les pandémies.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) le considérait comme la
« fondation » du système international. Nous aurions donc
collectivement délesté, sous l’autorité de l’Agence de santé publique du Canada,
l’importance stratégique de reconnaître le plus tôt possible la présence
d’épidémies locales qui se répandent rapidement si le corps médical n’est pas
rapidement alerté et la population mise en garde.
Même l’OMS n’a pas été écoutée. Les experts
de l’organisation, le 30 janvier 2020, déclenchent « l’état d’urgence de
santé publique de portée internationale », peut-on lire dans le Printemps
le plus long. Déjà « la Chine approche des 9000 cas. On recense
98 infections hors de Chine, dans 18 pays ».
« L’alarme sonne, mais personne ne se
réveille. L’effet tombe à plat ».
Au bilan de la pandémie reliée à la COVID-19,
il nous faut donc inscrire cette couche superficielle d’insouciance à l’échelle
mondiale des différentes communautés humaines devant ce danger permanent.
Depuis des siècles, les maladies infectieuses transmissibles ont fait des
millions de morts au sein de communautés dans le monde entier : épidémie
de choléra, de peste, de fièvre jaune, de variole, de grippes, etc. C’est donc
dire que la liste est longue des épidémies que la « Sécurité
publique », y compris tous les chercheurs et spécialistes dans le domaine,
combattent depuis des siècles.
Dans le bilan de la pandémie, le retrait
des spécialistes de la science dans l’évaluation à venir du danger des maladies
infectieuses pour la sécurité publique est une erreur. Le rôle de la science
est soumis à la manipulation et domination du pouvoir bureaucratique.
2-
Tout
dépend de nous. Dilemme moral et problème éthique.
« Dans La doctrine de
la vertu, Emmanuel Kant fait la voix, la voix « terrible » de la
conscience, le mode de manifestation sensible de la loi morale. Elle fait
raisonner en chacun de nous un appel et nous interpelle chaque fois que nous
sommes enclins, en tant qu’être sensible, happé par les plaisirs et les
distractions, de nous étourdir et de nous endormir, en oubliant notre
destination morale » … « Pour nous qui sommes des êtres finis,
c’est-à-dire libres et sensibles, l’expérience morale prend les traits d’une
loi, nécessaire et universelle, que prononce un « juge
intérieur ».
Une petite voix intérieure qui nous dit ce
qui est bien ou mal.
Un premier exemple. Le scandale du CHSLD
Herron, propriété du Groupe Kasata, est un des 40 CHSLD privés du Québec. Le 30 avril 2020, 38 résidents du CHSLD sont
décédés de la COVID-19. « Ce qui me fait le plus mal, ce ne sont pas juste
les décès, mais la manière dont les patients ont été traités avant de
mourir » raconte Mylène Drouin. Même dans des pays pauvres, quand il y a
une épidémie, on ne laisse pas les gens crever de soif et de faim tonne la Dre
Johanne Liu, ex-présidente de Médecins sans frontière.
Depuis les premiers rapports d’enquête, on n’en
finit plus de cerner des problèmes similaires d’un établissement à l’autre :
ratio de personnel insuffisant, problèmes de formation, problèmes de gestion
sur le terrain, problèmes contractuels avec les propriétaires, etc. La pénurie
de personnel sévit depuis des années et souvent les employés sur le terrain sont
laissés à eux-mêmes. Nous sommes en mai 2021 et on parle encore de l’effroyable
gestion dans certaines résidences pour aînés.
Trois constats s’en dégagent.
Primo. Les gestionnaires propriétaires de
ces établissements ont oublié, comment peut-on dire, leur destination morale.
Dit autrement, leurs responsabilités vis-à-vis des personnes âgées. Il faut se
rendre à l’évidence, la rentabilité contractuelle et le discours comptable ont happé
leur attention. Il faudra se souvenir de ce que la pandémie nous a
révélé : la base contractuelle sur laquelle fonctionne la gestion des
résidences a surtout montré que les intérêts du monde des affaires ne sont pas
compatibles avec la gestion des conditions de vie des personnes âgées en
résidence.
Secundo. Pendant ce temps-là nombre d’infirmières
et de préposés ont senti, eux, l’obligation de s’occuper des personnes âgées sous
la forme d’un impératif, une petite voix intérieure qui leur a dit « tu
dois ! ». Sans tenir compte des circonstances ou des possibilités d’une
situation, chacun se sentant obligé de « faire ce qu’il doit, advienne que
pourra ». Or, présentement, ceux et celles que l’on appelle les ‘anges’
tiennent à bout de bras le réseau des résidences, mais aussi celui plus large
du système de santé, et encore aujourd’hui depuis la troisième vague.
Tertio. Il y a une constante dans la gestion des
résidences : les solutions arrivent généralement trop tard, quand le
mal est fait, et souvent après que plusieurs personnes aient rapporté des
situations problématiques ou inacceptables. Le vrai défi du gouvernement sera
de reprendre le contrôle de toutes les résidences pour personnes âgées au
Québec. Gros mandat. C’est beaucoup plus qu’établir les bases contractuelles
pour loger correctement des personnes âgées en résidence. Beaucoup plus ! Partant
de l’expertise en gériatrie et gérontologie, il importe de redéfinir la nature
des responsabilités dans la gestion des établissements; y compris ces nouvelles
résidences dont la ministre Blais pilote le dossier : que ce soit un vrai milieu
de vie pas un commerce, un pensionnat, encore moins une forme de prison.
3-
Les agences privées de placement de personnel
ne sont pas la solution pour assurer le bien-être des résidents.
Le chroniqueur Henri Ouellette-Vézina (La
Presse, 25 mars 2021), rapporte les propos de M. David Routhier président
de l’exécutif syndical local affilié à l’Alliance du personnel professionnel et
technique de la santé et des services sociaux (APTS). Celui-ci parle
« d’une forme de maltraitance organisationnelle » dans l’utilisation
systématique encore aujourd’hui des agences pour combler les besoins en
personnel sur le terrain. De même en est-il de la circulation du personnel d’un
établissement à l’autre.
D’après
l’ergothérapeute du CLSC Bordeaux-Cartierville « Ça arrive que les
préposés qui sont envoyés (par une agence) ignorent ce qu’ils doivent faire.
Ils demandent aux patients eux-mêmes, alors que plusieurs ont des troubles
cognitifs ». « Il y a énormément de bris de service. Pour nous,
ces manquements corrompent les droits des usagers. Nos patients ne sont pas
respectés ».
Les experts estiment, rapporte François
Allard dans La Presse du 9 avril 2021, « que leur part de revenus
provenant de leurs contrats avec le réseau public et les établissements privés
conventionnés dépasserait « depuis la pandémie » la barre du
milliard de dollars. Les revenus de ces entreprises auraient triplé depuis
2019… Plus loin, il écrit : « Par son inaction, le gouvernement
se rend ainsi complice du sacrifice des personnes aînées et en situation de
handicap au profit de ces entreprises dont l’unique responsabilité est de
produire un bénéfice pour les actionnaires ».
Toutes les formules sont possibles dans le
cadre d’une bilandémie sans jamais régler quoi que ce soit. Les agences
de placement du personnel dans le réseau de la santé (même si elles sont de
nature publique), tout comme les propriétaires privés, ont l’unique objectif de
produire un bénéfice pour les actionnaires. Plus encore, elles sont un handicap
au bon fonctionnement laissant très souvent les personnes âgées sans leur offrir
les soins qui nécessitent des rapports constants entre le personnel et les
bénéficiaires.
4.
La
fonction publique québécoise complètement pervertie par la bureaucratie.
« Qu’est qui fonde le
pouvoir? D’où provient la légitimité d’un dirigeant? Comment l’État peut-il se
maintenir alors qu’il est traversé par d’innombrables lignes de forces et
d’intérêts contradictoires? Fidèle à son réalisme mordant en matière de
politique, Pascal souligne que le pouvoir est d’abord et avant tout une mise en
scène… »
Toujours sur le pouvoir
Pascal écrit : « L’un dit que l’essence de la justice est l’autorité
du législateur (…). En même temps, « rien n’est si fautif que ces lois qui
redressent les fautes ».
Une caste parasitaire a pris le pouvoir
dans la fonction publique québécoise bien avant la réforme Barette. Celui-ci-ci
a voulu, par une loi, centraliser le système de santé aux dépens du personnel
sur le terrain des opérations, mais aussi aux dépens des personnes qui
reçoivent des services. L’humain disparaît derrière les ratios, les règles de procédure,
les contrôles, etc. Pire encore, on perd de vue le bien commun.
Or ce qui détermine la nature d’une
organisation, ce sont les rapports sociaux qui se nouent dans la sphère
productive du travail : connaissance du terrain, loyauté, compétence
reconnue, relation d’autorité reconnue également comme efficace, etc. Et non l’application
de l’idéologie du management moderne : une gestion bureaucratique
qui se préoccupe de la spécialisation, et non de l’intégration, de séparer les
fonctions, et non des résultats de sa pratique suite aux décisions de la
direction, dans le cas qui nous occupe. Le ministère de la Santé n’a pas
échappé à cette réforme.
Nous connaissons maintenant le danger de se
couper ainsi du réel. « Quand l’expression ressources humaines s’est
substituée dans le jargon du métier au mot personnel, la gestion de
ressources humaines a remplacé le comportement organisationnel, rapporte
Henry Mintzberg,
expert des organisations, professeur émérite en management de l’université
McGill.
Or, durant cette année
« pandémique », l’inefficacité de l’État saute aux yeux. Paul Journet,
dans La Presse du 13 mars titre son article L’insoutenable lourdeur
de la machine, dans l’exécution des programmes, l’incapacité de transmettre
l’information, des hauts fonctionnaires ignorants somme toute ce qui se
passe sur le terrain, incapables de chiffrer les besoins en personnel, la
lenteur dans la réalisation des programmes en multipliant les procédures.
La fonction publique doit être complètement
repensée dans sa structure.
Il ne s’agit pas de réduire le nombre d’employés; il ne s’agit pas de
considérer la réforme Barette uniquement sous l’angle d’une centralisation à
l’échelle de la province. Le regroupement d’hôpitaux et la contrition du nombre
de directeurs généraux des différents établissements (y compris du rôle des CA)
ont peut-être facilité la tâche des nouveaux PDG des CISSS ou CIUSSS, mais
compromis sur le terrain l’exercice plein et entier des soins.
Mais l’impact majeur de la réforme Barette,
c’est d’avoir plus que doublé à la verticale les niveaux hiérarchiques dans le
ministère de la Santé. Il s’agit de revoir la structure même de l’organisation
de l’État : le nombre de ministères, les niveaux hiérarchiques dans la
gestion de ceux-ci, décentraliser le pouvoir dans la prise de décision, sortir
de l’autorité fonctionnelle, telle la gestion centralisée des ressources
humaines (embauche, évaluation, etc.), décentraliser la gestion budgétaire. Et il
faut que l’encadrement soit imputable à des responsables proches du terrain.
Il n’y a pas si longtemps le ministre de la
Santé, M. Christian Dubé, en conférence de presse, a fait une annonce très
intéressante. Les mouvements de personnel dans les établissements de santé sont
passés de 20% à 5%. La raison? Il a établi un registre de déplacements de
personnel dans chaque établissement. Les données de ce registre lui sont
directement envoyées. De cette façon, il a une idée précise de la situation sur
le terrain. Il termine sa conférence en ajoutant ceci. D’ici peu de temps, les
agences privées de gestion du personnel devraient disparaître. Économie estimée
à près de 2 M$. Elles sont toujours là…
5-
Le
numérique durant la pandémie : le
recul du droit de propriété
Quand la pandémie
arrive…le quotidien explose.
« Le droit de propriété est un raffinement de la culture, dont la
dangerosité s’accentue avec le développement de l’argent qui permet à certains
propriétaires d’accumuler des richesses considérables ».
« L’épidémie de
coronavirus a donné un coup d’accélérateur à la surveillance numérique.
Certains pays, comme l’Italie ou l’Allemagne, ont commencé à utiliser les
relevés de géolocalisation des téléphones portables pour mesurer l’efficacité
du confinement. Plus radicaux, la Corée du Sud, Israël et surtout la Chine -
foyer de l’épidémie - ont entrepris de se servir du bornage téléphonique pour
retracer l’itinéraire des malades afin de déterminer (et de prévenir) qui ils
ont pu contaminer ».
En France ces mesures souvent jugées
intrusives et liberticides font débat. Au Québec, ce débat est plutôt marginal
dans la population. La « découverte » du télétravail et l’utilisation
d’internet furent une véritable aubaine pour les entreprises. Et souvent, une
façon intéressante pour les employés de poursuivre leur carrière. Mais il
restera après la pandémie à s’interroger sur ceci : l’avantage pour
l’employé et l’entreprise, les dangers sociopsychologiques de vivre loin des
contacts humains quotidiens.
Dans Tintin en Amérique, on découvre
cette « image des businessmen qui se croient autorisé à exproprier
les Amérindiens de leur terre où a été découvert du pétrole au motif qu’ils
sont riches ». Cette image, loin de disparaître, apparaît plus vivante encore
en ces jours de pandémie. Des propriétaires, à l’évidence ceux du GAFAM (Google,
Apple, Facebook, Amazone, Microsoft) et bien d’autres se sont autorisés à s’occuper
de notre vie privée aux motifs qu’ils sont richissimes. Aujourd’hui, la
sociabilité, soit ce qu’on considère comme une partie de la vie en société, est
devenue la propriété de ceux qui fabriquent les algorithmes pour diriger nos
désirs, nos opinions, nos comportements, de même qu’en utilisant l’IA
(intelligence artificielle) en support à notre intelligence et notre jugement aux
fins de vous aider à mieux vivre en société.
Ils se sont appropriés sans nous consulter une
partie de notre vie privée laquelle est revendue avec grand bénéfice à tous les
commerces (économique, sociopolitique, public, etc.). Et, en contrecoup, les
médias sociaux sont devenus pour ainsi dire l’égout où s’écoule ce résiduel de notre
vie privée permettant justement à n’importe qui de s’approprier le droit de
mettre en péril la Santé publique comme de bafouer les institutions à la base
du droit des États. Il n’y a donc pas de surprise à ce que ceux-ci manifestent,
rejetant leur propre responsabilité comme citoyen à part entière… et jusqu’à
mettre en péril notre propre sécurité.
6-
Le
courage… « … Le courageux
refuse de se laisser dominer par la peur qu’il éprouve légitimement et décide
d’agir là où le lâche reste tétanisé ».
Pourquoi les nations se
sont-elles repliées sur elles-mêmes jusqu’à prendre le contrôle des vaccins
disponibles malgré les dispositions prises par l’OMS? Celle-ci cependant donne
souvent l’impression de parler dans le vide. Difficile de cerner où se trouve
l’homme courageux devant les décisions difficiles à prendre. La pandémie a
donné, pourrait-on dire, à chaque chef d’État l’audace d’agir. « D’avoir
le courage, de donner aux élus comme au peuple, cette disposition de l’âme
entre la témérité et la lâcheté ».
La pandémie nous a ouvert les yeux sur la capacité
des chefs d’État à maîtriser leur crainte, apprivoiser l’ampleur des décisions
les meilleures, mais aussi à fuir leurs responsabilités premières sous toute
forme de discours trompeurs. Le bilan dépasse ici l’exercice d’une bilandémie.
Il y a le talent de communiquer, il y a la
crédibilité dans la gestion quotidienne de cette lutte à finir contre le risque
de mourir et le confinement. À travers le monde, tous les chefs d’État ont
affronté cette épreuve. Du nombre, certains sont encore chefs d’État. Au
Québec, il y a encore un chef d’État.
Conclusion
Alors la question nous revient. Pourquoi
tant d’improvisation et de manque de ressources en 2020? Avec ce que notre
société vit depuis un an, il faut s’interroger à la fois sur le rôle du
politique et sur la bureaucratisation de la médecine. « [Avec] l’hécatombe qui
a frappé les personnes âgées et en dépit de l’effondrement des citoyens devant
la bureaucratisation délirante des services sociaux et hospitaliers »,
rappelle Denis Bombardier,
nous avons été brusquement plongés dans l’inconnu.
Et
pourtant, en 1947, près de soixante-quinze ans avant le début de la pandémie de
la COVID-19 en 2020, Albert Camus dans un roman devenu célèbre, La Peste,
décrivait précisément ce qu’on vit depuis un an. Le confinement. « La
déclaration obligatoire et l’isolement furent maintenus. Les maisons des
malades devaient être fermées et désinfectées, les proches soumis à une
quarantaine de sécurité, les enterrements organisés par la ville (…). Un
jour après, les sérums arrivaient par avion. Ils pouvaient suffire aux cas en
traitement. Ils étaient insuffisants si l’épidémie devait s’étendre (…),
l’épidémie sembla reculer, et pendant quelques jours, on compta une dizaine de
morts seulement. Puis, tout d’un coup, elle remonta en flèche ».
Au-delà des débats que les politiciens
entretiennent en permanence, nous vivons à l’âge de l’information continue, des
revendications identitaires et communautaires, où le débat touche aux
conditions physiques et morales essentielles, sinon foncières, pour vivre en
société.
La pandémie nous a permis de percevoir la nécessité
pour tout citoyen, aux fins de Santé publique,
de libérer une fois pour toutes la science de la manipulation du pouvoir
bureaucratique, de protéger la destinée profondément humaine de personnes âgées
systématiquement considérées du seul point de vue économique en ce domaine, de
renoncer aux agences privées de placement
du personnel dans la gestion du réseau de la santé, de libérer la fonction publique
d’une bureaucratie qui paralyse la gouverne de la nation, de protéger le droit
de propriété privé malgré les progrès du numérique, enfin, d’avoir le courage pour
notre chef d’État de ne pas se contenter de gérer à la pièce les dossiers dont
nous venons de parler.
À la fin, deux commentaires, inévitablement,
doivent s’ajouter à notre propos.
Le premier se réfère à ce que le philosophe
Jean-Luc Marion, professeur à l’université de Chicago, met en lumière
concernant le comportement des Dupont, dans Tintin et le trésor de la
philosophie ».
Ces deux limiers toujours présents lorsque Tintin parcourt le monde,
« toujours occupés l’un par l’autre », se comportent, cependant, au
contraire des autres personnages d’Hergé, écrit-il. « Ils offrent la
caricature du communautarisme : ils veulent être amis avec tout le monde
et respecter toutes les « cultures »; donc ils se déguisent, que ce
soit en Chine, en Grèce, en Sylvanie, en Arabie ou en Suisse, et même sur un
bateau en marins d’opérette, dans le code supposé de la communauté à laquelle
ils s’imaginent s’intégrer et où ils se font moquer comme des occidentaux
indécrottablement eux-mêmes ». Or, ce comportement inapproprié fut plusieurs
fois observé dans la façon dont les leaders politiques au gouvernement fédéral
se comportent. Ce qui les éloigne des préoccupations citoyennes.
Le second commentaire porte sur la
solidarité de même que le respect de la majorité des citoyens, malgré l’étendue
des sacrifices engendrés, à l’égard des décisions prises par les leaders
politiques, y compris celles prises par des scientifiques. Depuis plus d’un an,
comme partout ailleurs au Canada et dans le monde, les Québécois affrontent les
dangers de cette guerre contre le virus et vivent aussi au quotidien la sournoise
expérience du confinement. Dans ce contexte, le leadership exercé par le premier
ministre du Québec apparaît comme celui d’un véritable chef d’État.
Nous pouvons donc espérer non seulement un
retour à la normalité de la vie quotidienne, mais aussi d’avoir ce courage
évoqué plus haut de refaire le Québec selon le bilan que la pandémie nous a permis
d’observer.