dimanche 9 novembre 2014

LE PROJET DE LOI 10, DU DÉJÀ VU

Avec mes collègues Denys Larose et Jean-Noël Tremblay, nous avons produit un texte qui paraît ce matin dans Le Soleil de Québec. Voici ce texte.


Plus ça change, plus c’est ressemblant

Par Michel Héroux, Denys Larose et Jean-Noël Tremblay[1]

Le bon sens voudrait d’abord qu’il faille s’interroger  sur ce qui n’a pas marché avec les réformes mise en place par le Ministère de la santé depuis la création des Conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSSS) en 1971 et la création des premiers CLSC en 1972. Dans les faits, le réseau vit depuis en «crise administrative» chronique.

Dès le début des années 80, les problèmes auxquels veut s’attaquer le Ministre Barrette étaient en émergence : les coûts en santé dépassent largement les prévisions, les CLSC ne remplissent pas leur rôle de première ligne, les urgences débordent, les déficits hospitaliers se succèdent, l’accessibilité aux services, notamment à un médecin de famille, demeure un objectif lointain. De 1995 à 2000, le ministère avait pourtant procédé à des changements importants de structure : fusions, fermetures et changements de vocation de centres hospitaliers, fusions de CLSC avec des CHSLD et rondes de négociation pour adapter les mesures de sécurité d’emploi.

Puis voilà que la mise en place en 2004 des 18 agences de santé et l’implantation des 118 CSSS à travers la province, avec tous les bouleversements et les coûts que cela a engendrés, ne seraient plus la solution!  Pourtant, le ministre de la santé de l’époque, le Dr Philippe Couillard, présentait, lui aussi, sa réforme comme la solution aux problèmes de gestion du réseau de la santé. Sa réforme débouchait elle aussi sur la création d’une nouvelle configuration bureaucratique laquelle poursuivait somme toute les mêmes objectifs  que ceux annoncés dans le projet du ministre actuel : efficacité et efficience administratives afin de rapprocher les services à la population, rendre les services plus accessibles, plus coordonnés et continus, etc.


Joue-t-on aux apprentis sorciers?

Le projet de loi 10 présenté par le ministre de la santé et des services sociaux, le Dr Gaétan Barrette suscite de fort légitimes inquiétudes.  Dans le domaine de la santé, il y a déjà eu trop d’apprentis sorciers qui ont joué à «ceux qui savent», provoquant des changements dont vraisemblablement ils ne pouvaient évaluer les conséquences. Le ministre se présente lui aussi comme un « leader héroïque», selon le mot de Mintzberg[2], celui qui vient sauver la situation. Pour l’apprenti sorcier, il n’y a pas d’enseignements à tirer du passé, il se voit comme le porteur incontestable des solutions d’avenir.

En fait, quel bilan a-t-on fait de toutes ces réformes passées? Quelles leçons ou recommandations a-t-on retenus des études et nombreuses commissions qui se sont penchées sur le système de santé au Québec ? En quoi le projet de loi 10 reprend-il ces analyses et les expériences passées dans le réseau en proposant  la présente réforme ? Attention de ne pas être totalement fasciné, comme le serpent fascine l’oiseau, par la seule idée que cette réforme, du simple fait de l’abolition des Agences régionales et la création d’autant de Centres intégrés de santé et services sociaux, les CISS, serait la solution à tous les maux qui affligent notre système de santé.  Ce serait une grave erreur !


Gouverner n’est pas gérer

Jean-Marie Domenach disait : « La bureaucratie n’est pas le contraire de la démocratie, elle est le contraire de l’organisation». Ajoutons que la bureaucratie est le contraire de la responsabilisation des dirigeants sur le terrain des opérations. Un CISS dans une région donnée regrouperait sous une seule super-direction administrative tous les CSSS, les hôpitaux, les CLSC, les Centres jeunesses, etc. Le CISS tirera à lui toutes les responsabilités locales et régionales de gouvernance mais aussi de gestion des établissements. Et les décisions, dans les faits, seraient soumises aux diktats du ministre par l’intermédiaire  du président-directeur général du CISS nommé par le ministre pour une durée de quatre ans et, selon les circonstances, pouvant par celui-ci être relevé de ses fonctions.

Cette confusion des rôles aura des conséquences importantes, à n'en pas douter, sur la spécificité des établissements, leurs vocations respectives et leurs expertises. D’ailleurs, les raisons qui ont amené sans doute le ministre à exclure un certains nombres d’établissement à Montréal sont probablement les mêmes que l’on pourrait avancer pour dénoncer la création des CISS dans toutes les régions du Québec.

Comme nous l’avons dit pour le réseau de l’éducation, si le réseau de la santé est un bien commun comme le pain, nous n’avons pas pour autant besoin d’un « État boulanger ».


Aucune organisation ne se développe sans vision

Pour cela, il faut au moins deux choses.

1- Il faut que le leadership sur le terrain (les dirigeants) ait le pouvoir de s’exprimer dans l’action, c’est-à-dire dans la prise de décisions : sur le personnel, les budgets et les choix stratégiques relatifs au panier de services offert aux citoyens.

2- Le leadership du gouvernement doit s’exprimer ailleurs : définir les grandes balises économiques et l’étendue et la gestion des programmes nationaux, notamment.

Par exemple : réviser le système d’assurance médicaments à cause de ses coûts élevés; revoir et corriger les pratiques médicales qui conduisent au surdiagnostic; revoir l’ensemble des primes, y compris le paiement à l’acte des médecins qui plombent le financement du réseau de santé, se référant davantage à l’expérience européenne qu’à celle de l’Ontario; réviser  les impacts de la double hiérarchie, celle de l’administration dans les établissements et celle des médecins; revoir le rôle des infirmières, notamment des super infirmières, etc.

Pour cela, il faut du courage et se mettre politiquement au-dessus de la mêlée plutôt que de vouloir faire à la place de ceux qui, par délégation des responsabilités, doivent assumer la gestion des organisations en santé.

«Cesar pontem fecit» ne se traduit pas par 'César fit un pont', mais bien par 'César fit faire un pont'.


[1] Les auteurs de Québec et de Montréal, retraités du monde de l'enseignement supérieur, s'intéressent aux politiques publiques.
[2] Henry, Mintzberg, Des managers des vrais, pas des M.B.A.  2005